Chapitre 74 – Faux Prodige

Traducteur : _Snow_

Team : World Novel

Elmer avait la tête qui tournait dans une mer tumultueuse de pensées chaotiques. Pas une seule chose n’avait d’explication raisonnable. Pas une seule.

La personne que son esprit avait énigmatiquement oubliée il y a quelques semaines était-elle le messager ?

Il semblait plus probable que ce soit eux. Après tout, c’était eux qui lui avaient remis l’artefact coûteux qu’il avait maintenant en sa possession, et ce pour un simple billet de mint.

Il était également plausible qu’ils aient déménagé d’Andhera à Ur juste après avoir déposé la lettre à la porte de Craig Wiley. Cela expliquerait leur connaissance d’un moyen pour Craig de se faufiler hors d’Andhera. Si ce n’était pas une preuve suffisante pour faire d’eux les messagers, alors qu’est-ce qui pouvait l’être ?

Mais à quel point était-il sûr ?

Ces indices n’expliquaient pas comment le messager avait pu savoir ce qu’il ferait avant de l’avoir fait, quelles mesures il prendrait avant de les avoir prises. Le seul moyen pour que cela soit possible était que toutes les personnes qu’il avait rencontrées soient impliquées dans ce messager. Mais c’était tout de même un défaut.

Il avait pris ses décisions tout seul, chacune d’entre elles, comment pouvaient-ils être certains qu’il prendrait ces décisions et qu’il les aurait planifiées à l’avance ? Et surtout, comment auraient-ils pu savoir qu’il rejoindrait la Voie des Âmes ? Il était humainement impossible de savoir qu’il serait choisi par une Voie spécifique. Même lui, qui avait apparemment les caractéristiques requises pour cela, ne s’était jamais attendu à un résultat aussi répugnant. Comment quelqu’un d’autre aurait-il pu le faire ?

Savoir que rien n’est certain à cent pour cent était exaspérant pour Elmer. Il avait beau essayer de recoller les morceaux, il y avait toujours quelque chose qui rendait sa conclusion fausse, ou presque.

Elmer serra le menton, la frustration lui plongeant droit dans le cœur comme la tête aiguisée d’une lance.

Qui était le…

Il a instinctivement fait appel à ce qu’il évitait depuis des semaines, et cette action a eu des conséquences.

Un violent mal de tête le frappa immédiatement, comme une attaque sournoise d’un gourdin à l’arrière du crâne. Mais déterminé à ne pas montrer sa douleur devant Craig Wiley, il la retint par un grognement doux, suivi d’une expiration.

C’était le moment, il le savait. Le moment où il ne trouverait aucune réponse à ses questions. C’était complètement inutile, et en même temps, sans espoir.

Craig Wiley semblait n’avoir jamais rencontré ce messager, puisque leur seule interaction provenait d’une lettre qu’il avait reçue, alors il était impossible que l’homme à moitié fou puisse répondre aux questions qu’il se posait.

Il s’était dit un peu plus tôt qu’il devait se concentrer sur le moyen de prendre la Torche du Démoniste à Craig, mais c’était plus facile à dire qu’à faire vu le nombre de questions insensées auxquelles il voulait des réponses.

Si seulement il y avait un moyen de…

Les pensées d’Elmer s’interrompirent un bref instant lorsqu’une idée lui vint à l’esprit, accompagnée d’une sensation déconcertante.

La lettre… ! souffla Elmer en son for intérieur. Je devrais pouvoir utiliser la lettre que Craig a reçue pour effectuer une divination sur l’emplacement de ce messager, puisqu’il s’agit d’un objet qu’ils possédaient…

Mais je n’ai aucune description d’eux, ne serait-ce pas risqué d’effectuer une divination sans l’un des éléments de base nécessaires… ? Non… À quoi est-ce que je pense… ? Je dois le faire quel que soit le risque encouru… Je ne peux pas rester dans l’ignorance de quelqu’un qui sait quelque chose sur moi quelque part dans le monde… Je vais chercher la lettre de Craig et effectuer cette divination…

Elmer se décida.

“D’accord”, dit Elmer peu après en poussant un soupir apaisant pour se calmer et en baissant son revolver. Si les choses devaient se dérouler parfaitement, il devait cesser de menacer Craig et laisser l’homme lui faire confiance – avec un peu de chance, sa folie ne devrait pas rendre cela impossible. “Qu’est-ce que le messager a dit que je devais faire pour t’aider ?” Elmer demanda d’une manière qui masquait son ignorance au cas où la lettre aurait précisé qu’il saurait quoi faire.

Même si, heureusement, en tenant compte de cette situation, Craig avait depuis longtemps perdu la majeure partie de son raisonnement logique, et la simple perspective qu’il obtienne son souhait devrait suffire à ce qu’il ne pense pas à ce genre de choses dont Elmer s’inquiétait.

“Ah !” Confirmant la déduction d’Elmer, Craig rayonna, du moins autant qu’un visage dont la moitié était criblée d’asticots pouvait le faire. ” Tu… Tu dois… ” Craig essaya de parler, mais il s’interrompit constamment. Il finit par poser la lanterne qu’il tenait et se précipita dans l’espace qu’il avait pris pour sa cachette avant l’apparition d’Elmer.

Quelques minutes plus tard, il revint avec un sac en papier dans le bras gauche et une bûche portative de taille moyenne en cèdre dans l’autre, une bûche qui était faite d’innombrables petites cicatrices et qui avait été sculptée à la manière d’une ancienne torche de château, ainsi que couronnée d’une applique de fer enduite de noir, faite de façon complexe.

Tout à son sujet amena Elmer à penser qu’il ne s’agissait pas d’un objet de cette époque, ni même d’un objet datant de plusieurs centaines d’années. Elle avait l’air plus ancienne. Elle avait la même ambiance que le journal de Col Fitzroy, un travail qui remontait à des milliers d’années, et il semblait probable qu’il s’agisse de la même chose.

De plus, puisque son revolver avait été classé comme un artefact de haut niveau, quel était le niveau de cet art ancien ?

Que signifiait le fait que son employeur craignait tant de le perdre au profit de l’Église, et que Mlle Edna n’en avait même pas entendu parler auparavant malgré sa grande connaissance du monde surnaturel ?

S’agissait-il d’un artefact très spécial qui était caché à la connaissance du monde ? Un artefact que l’Église ne veut même pas que les Ascendants connaissent ?

La Torche du Démoniste…

En contraste avec ses pensées pleines de questions, la posture d’Elmer se détendit davantage, ses lèvres s’écartèrent presque sensiblement tandis que les poils de ses bras et de sa nuque se dressaient sous l’effet de la nostalgie.

Les origines de la Torche du Démoniste importaient peu en ce moment. Peu importe sa classification. Peu importait que l’Église soit au courant ou non. Tout ce qui comptait, c’était que ce qu’il avait le plus désiré au cours des dernières semaines était sous ses yeux – presque à prendre. Et cela aurait pu ressembler à un rêve si la raison pour laquelle il la voulait n’avait pas été un cauchemar qui le hantait depuis toujours.

Craig laissa tomber le sac en papier et l’artefact sur une caisse rectangulaire sur laquelle rien n’était empilé. L’homme à moitié fou semblait avoir choisi cet endroit longtemps à l’avance en guise de préparation.

Pour un autel ? Pour utiliser la Torche du Démoniste, il fallait accomplir un rituel tout comme pour faire une divination ? Elmer en déduisit quelque chose.

Et si c’était vraiment le cas, comment aurait-il découvert tout cela s’il avait découvert la Torche du Démoniste d’une autre manière ? Il aurait été laissé en plan alors qu’il aurait eu entre les mains son objet le plus recherché, sachant qu’il n’y aurait eu personne pour le guider sur ce qu’il devait faire.

Est-ce pour cela que le messager a envoyé Craig ? Craig est-il un pion dans tout cela ? Quelqu’un qui a été envoyé sans le savoir pour m’apporter la Torche du Démoniste et en même temps me donner les connaissances nécessaires pour l’utiliser… ? L’esprit d’Elmer, une fois de plus, tomba dans un tourbillon de pensées. Ce messager est-il vraiment un allié… ?

“Craig”, appela soudain Elmer, sa voix se situant entre le chuchotement et l’explosion.

“Hein ?” L’homme à moitié fou se tourna vers son sauveur, apparemment insensible à l’appel soudain et à l’arrêt forcé de l’autel qu’il était en train de dresser – ou qu’il avait peut-être déjà fini de dresser.

Elmer aperçut la Torche du Démoniste soigneusement posée au milieu de trois bougies rouges disposées en forme de pyramide, le sac en papier vide sur le sol en retour.

Est-ce tout ce qu’il y a sur l’autel… ?

“Qu’est-ce… Qu’est-ce qu’il y’a ?” demanda Craig, le ton bas, l’excitation retombée. “Tu m’as appelé ?”

Elmer se racle la gorge. “Oui, je t’ai appelé.” Il désarma le chien de son revolver et retira son doigt de la gâchette. Il n’avait pas envie d’avoir un raté et de se prendre une balle dans le pied. “La lettre”, dit-il, provoquant une crispation confuse de la partie humaine du visage de Craig. “La lettre du messager, puis-je l’avoir ?”

Craig rejeta la tête en arrière et sourit d’une manière qui aurait répugné à toute autre personne qu’Elmer. Il donnait presque à l’homme l’impression d’être devenu complètement fou.

“Oui, bien sûr ! Je… Je ne sais même pas pourquoi je la gardais, mais maintenant… Maintenant que tu vas me sauver, je n’en ai plus besoin. Je… je retourne auprès de Rose et d’Ella.”

Pour une raison ou une autre, le cœur d’Elmer s’est pincé à ces mots. Peut-être parce qu’il avait relâché la tension dont il s’était rempli dès le moment où il était entré dans cet entrepôt, et qu’il se rendait maintenant compte que cet homme, Craig Wiley, était aussi une personne qui avait une famille qu’il voulait retrouver.

Mais la triste réalité était qu’un seul d’entre eux pourrait utiliser la Torche du Démoniste ce soir – une seule personne verrait son vœu exaucé – et Elmer voulait que cette personne soit lui-même.

Et maintenant, il comprenait pourquoi son cœur s’était pincé aux mots de Craig.

Qu’allait-il arriver à cet homme ? Il s’interrogeait.

Craig ne voulait pas être livré à l’Église – être étiqueté comme un corrompu – mais c’était la seule alternative s’il n’utilisait pas l’artefact pour lui-même.

Pendant un moment, Elmer pensa à convaincre Craig de lui remettre l’artefact en évoquant la possibilité que Mlle Edna demande à l’Église du Temps de le prendre en charge et de trouver un moyen de guérir sa corruption, étant donné qu’il n’était qu’à moitié fou. Mais il a tout de suite compris à quel point c’était stupide.

Mlle Edna était de l’Échelon Inférieur, il était impossible qu’elle ait un tel pouvoir avec sa langue. L’Église livrerait Craig à Andhera en un instant, mettant le père de famille entre les mains de l’Église des Âmes et de son caractère impitoyable qui les effrayait tous les deux.

Et tout cela en considérant que Craig était d’accord. Mais Elmer savait que l’homme ne le ferait pas – n’importe qui avec son esprit intact le verrait.

Même en essayant de convaincre Craig de lui remettre l’artefact, Elmer risquait de mourir sur-le-champ. L’homme perdrait tout son raisonnement et mettrait fin à la vie d’Elmer avant qu’il ne retrouve le peu de sens qui lui restait.

Et comme il n’y avait aucun plan qui pouvait porter ses fruits à cet égard, il ne restait qu’une chose qu’Elmer pouvait faire pour garantir que la Torche du Démoniste lui appartiendrait.

Non… !

Elmer essaya instantanément de rejeter cette option alors qu’il ressentait un sentiment d’affaissement dans son estomac. Il ne pouvait pas le faire. Il n’y avait aucun moyen de le faire. C’est vrai ?

Mais… Est-ce que j’ai d’autres choix… ? Il n’y a aucun moyen pour moi de convaincre Craig de lâcher la Torche du Démoniste… Il ne le fera jamais… Et si on en vient aux mains, il est le plus fort de nous deux, un seul regard et il peut mettre fin à ma vie en quelques secondes…

La poitrine d’Elmer se resserra tellement qu’il dut durcir sa prise sur la base de son revolver avec un grognement pour atténuer les effets sur ses battements de cœur.

Que dois-je faire, Mabel… ?

Craig plongea la main dans son manteau intérieur et en sortit un papier roulé de taille moyenne, qu’il tendit à Elmer.

” Tiens “, dit l’homme, son demi-sourire perdant un peu de son caractère effrayant pour Elmer maintenant. “C’est la lettre”. Il gloussa. “Je n’en ai plus besoin.”

Elmer attendit un moment, l’air pensif, avant de faire un pas en avant, puis un autre, et encore un autre, jusqu’à ce qu’il arrive à une longueur de bras de Craig Wiley.

Craig était un homme de grande taille. Pour Elmer, c’était comme s’il se tenait devant un réverbère, un peu plus petit. Contrairement aux pas lourds que l’homme avait toujours lorsqu’il marchait, son corps était maigre, et le seul œil qu’il lui restait était d’un brun profond, bien qu’à l’intérieur il se soit creusé d’une profonde pureté.

Sans les asticots qui constituaient l’autre moitié de son visage, Craig Wiley aurait eu l’air d’un homme dont tout le monde aimerait devenir l’ami. Et le regarder de près rendait le corps d’Elmer lourd, mais pas à cause d’une présence mythique ou autre, c’était à cause de la décision qu’il allait devoir prendre bientôt.

Elmer prit rigidement la lettre de l’homme tout en disant : “Et qu’est-ce que je dois faire pour t’aider ?”.

“Ah !” s’exclama Craig. “Je… je ne sais pas si je peux le dire clairement. Mais… c’est dans la lettre. Lis-la. Lis-la. Tu comprendras mieux.” Il était comme un enfant excité à l’idée d’avoir un nouveau jouet, et Elmer avait commencé à se voir comme l’adulte méchant qui lui arracherait ce jouet pour son propre égoïsme.

Prodige… ?

Elmer se moqua indiscrètement en se rappelant le mot dont Mlle Edna l’avait affublé le jour où il était revenu au bureau avec le formulaire de certification portant un sceau de l’Église du Temps réalisé illégalement.

Bien sûr, à l’extérieur, les choses semblaient bien se passer pour lui. Il était devenu Ascendant une semaine seulement après avoir emménagé à Ur, et pour tous les autres, il était de la Voie du Temps, la Voie de la ville dans laquelle il s’était égaré.

Magique !

Et même s’il avait procédé de manière illégale, l’Église du Temps lui avait donné son sceau d’approbation en moins de deux semaines, alors que pour d’autres de son espèce, cela prenait des mois.

C’était du moins ce que pensaient les gens qui ne savaient pas ce qu’il faisait.

Si l’on tient compte de tout cela et de bien d’autres choses encore, il était bel et bien un prodige aux yeux de l’extérieur.

Mais les prodiges n’étaient-ils pas ceux qui excellaient dans chacun de leurs actes ? Les prodiges n’étaient-ils pas des personnes très talentueuses qui n’avaient qu’un peu de chance et dont chaque réussite était le fruit de leur propre travail ?

Il n’était rien de tout cela. C’était une sangsue.

Depuis le début, il s’est nourri des autres. Pas une seule de ses réalisations n’avait été le fruit de son propre talent.

Et maintenant, la Torche du Démoniste lui avait été apportée au prix de la vie d’un autre homme, au prix de la joie d’un autre homme.

Le messager, quel qu’il soit, quel que soit son but, n’était pas un allié. Ce n’était qu’une autre personne dont il se nourrissait.

Mais si c’était le seul moyen de ramener Mabel, alors il resterait une sangsue aussi longtemps que possible.

Les sangsues se remplissaient le ventre du sang des autres sans se soucier de ce qu’il adviendrait de leur proie une fois qu’elles auraient fini.

C’étaient des créatures égoïstes, tout comme les Dieux et ceux de l’Échelon Supérieur de leurs Voies…

Elmer sentit son corps s’affaisser tandis qu’il ouvrait la lettre du messager et jetait un coup d’œil silencieux à l’homme qui se dressait devant lui.

…Et si Craig Wiley lui avait été amené comme un pion, une proie, alors qu’il en soit ainsi.

Peu importait les méthodes qu’il devait employer – si ses actions étaient celles pour lesquelles Mabel le détesterait si elle le voyait les prendre. Tout ce qui comptait, c’était qu’il fasse chaque pas pour elle, pour la ramener.

Elle pouvait le détester autant qu’elle le voulait quand elle se réveillerait. Tant qu’elle était réveillée, il s’en fichait. Et pour faire tout cela, il se comporterait alors comme le prodige qu’il n’était pas. Prendre les gloires qui ne venaient pas de ses propres talents ou réalisations, pourvu qu’elles le favorisent.

Il revêtirait un manteau cousu d’épais fils noirs de mensonges.

Pour le monde, il serait un prodige, un faux prodige.