5709-chapitre-110
Chapitre 110 – Les Willows
Traducteur : _Snow_
Team : World Novel
« Alors, quel est ton plan ? », demanda Elmer en prenant une bouchée du pain et de la mayonnaise qu’on lui avait servis, et en adoucissant le goût qui s’épanouissait sur sa langue avec une gorgée de café au lait.
Il portait déjà sa veste d’ouvrier marron et ses cheveux étaient coiffés en une élégante raie sur le côté, comme s’il s’était préparé pour la journée.
Mais contrairement à lui, Pip était vêtu d’une simple chemise et d’un gilet, et ses cheveux étaient encore en bataille à cause de son sommeil. Il était assis en face de la table, mangeant le même repas qu’Elmer, sans avoir l’air de quelqu’un qui chercherait un emploi de sitôt.
Et c’est pour cela qu’Elmer avait posé sa question.
Pip termina son petit déjeuner, s’essuya la bouche avec une serviette et s’appuya sur sa chaise en poussant un soupir de soulagement.
« Que veux-tu dire par ‘plan’ ? » demanda Pip, l’air absent.
Elmer soupira, posa le pain à moitié mangé et tartiné de mayonnaise qu’il tenait, et prit une nouvelle gorgée de son café au lait.
» Quel est ton projet de travail ? », répéta Elmer.
« Tu es venu à Ur pour chercher des pâturages plus verts, n’est-ce pas ? Alors quel est ton plan ? »
Pip Willows resta silencieux, ses yeux et ceux d’Elmer plantés l’un dans l’autre dans une bataille de regards. Ce n’est que lorsqu’Elmer haussa un sourcil pour insinuer qu’il attendait une réponse que Pip soupira et baissa le regard.
« Je… » Le ton enjoué habituel de Pip n’avait rien de joyeux en ce moment ; il était plutôt un peu trop abattu, presque comme s’il était gêné de dire ce qu’il avait sur le cœur. Et comme Elmer connaissait le jeune homme assis en face de lui depuis des années, il se moqua indiscernablement et secoua la tête, sachant quelle réponse il recevrait. « Je n’en ai pas. »
Comme sa déduction s’avérait juste, Elmer, qui n’était pas surpris, prit simplement une autre gorgée de son café au lait – cette fois-ci en épuisant ce qu’il en restait – et repoussa sa chaise en arrière, se levant.
» Alors prépares-en un avant que je ne revienne. Je ne peux pas croire que tu n’aies pensé à rien avant d’aller à Ur ». dit Elmer avec force, sa voix étant totalement dépourvue d’émotion.
Pour quelqu’un d’autre, on aurait presque dit que Pip était son petit frère ou quelque chose comme ça. Eh bien, si l’on considère qu’il avait un an de plus que lui, on peut dire que c’est vrai.
Mais ils étaient tout de même amis, et Pip a toujours été le plus mature d’entre eux. Ne pas avoir de plan pour gagner de l’argent en émigrant dans une ville n’était pas un exemple de maturité. Il n’accepterait pas cela de la part de son ami.
« J’ai pensé à quelques trucs. », répondit Pip en levant ses beaux yeux bleus vers Elmer. « Aucun d’eux n’était assez bon pour moi. »
« Est-ce que c’est un de tes fantasmes de gagner de l’argent trop rapidement ? » Elmer affichait une expression de pierre. « Tu m’as dit personnellement que c’était impossible quand c’est moi qui ai déménagé à Ur, et tu es encore en train de te complaire dans ce fantasme. Je ne sais pas quoi dire, Pip. »
« Mais tu l’as fait, n’est-ce pas ? » Pip haussa un sourcil en disant d’un ton tranchant . « J’ai dit tout ça, mais regarde-toi quelques mois plus tard. Tu as une maison, une vraie maison avec des chambres et tout, pas louée… »
« Elle est louée », ajoute Elmer.
« Tu vois ce que je veux dire. » Pip balaya l’argument d’Elmer comme s’il s’agissait d’une mouche gênante. « Ecoute, tout ce que je dis, c’est que tu peux m’aider. Comment as-tu fait ? Mets-moi au courant. Tu sais pourquoi j’ai décidé de venir à Ur une fois que j’ai eu l’âge de quitter la maison ? C’est pour que toi et moi puissions nous développer ensemble. Mais tu es déjà loin devant, il n’est pourtant pas trop tard pour m’emmener avec toi. »
Elmer laissa faiblement tomber ses mains sur la table à manger, se pencha en avant et baissa la tête.
Je comprends ce que tu veux dire, Pip ; mais… Tu ne peux pas faire ce que je fais…
« Quoi ? » Pip penche la tête et demande. « Tu ne peux pas me mettre au courant du travail que tu fais ? Vraiment ? »
Elmer soupire. « Ce n’est pas ça. »
« Alors qu’est-ce que c’est, Floyd? Je suis tout ouïe. »
Entendre ce nom sortir de la bouche de Pip sonnait bizarrement aux oreilles d’Elmer, même s’il était heureux que son ami s’en tienne à ses paroles autant qu’il le pouvait. Il était difficile de s’adapter à quelque chose de nouveau au détriment de quelque chose de familier, mais Pip se débrouillait bien. Et pourtant, il ne pouvait même pas aider son ami maintenant qu’il le demandait.
« Il y a d’autres emplois que tu peux faire, Pip. » Elmer essaya de l’aider du mieux qu’il pouvait. « Tu as travaillé à la librairie de M. Billard, n’est-ce pas ? Contrairement à ce que j’avais quand j’ai quitté Meadbray, tu as une véritable expérience professionnelle, tu peux chercher une librairie à Ur et t’y faire embaucher. Le salaire dans une librairie de la ville sera bon, c’est sûr. »
« Cela ne suffira pas… » Pip se moque d’un air sombre, et les sourcils d’Elmer s’abaissent.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? »
« Je dis que gagner quelques mints par mois ne sera pas suffisant. Il m’en faut plus, et vite ! » Pip tendit les bras, son cou se raidit, et Elmer put voir que quelque chose troublait son meilleur ami. Pip retira alors ses mains et soupira. « Je suis désolé. C’est juste que… »
« Il t’en faut plus ? » Elmer coupa la parole à Pip. « Pourquoi as-tu besoin d’une grosse somme d’argent ? »
Pip secoua la tête et se leva. « Laisse tomber. Je trouverai un travail moi-même. »
« Parle ! » Elmer insista tandis que son ami se retournait pour s’éloigner, et la façon tendue dont il avait prononcé ses mots arrêta bien le mouvement de Pip.
« Il l’a chopé, d’accord ? », répondit Pip d’un ton énigmatique après quelques secondes de silence. « Il a la tuberculose. »
Une froideur soudaine frappa directement le cœur d’Elmer, lui causant un léger vertige, combiné à son physique et à sa spiritualité déjà affaiblis.
« Comment ça, il a la tuberculose ? » Elmer sembla bégayer, essayant d’ignorer la dure réalité des mots de Pip alors que son esprit évoquait instantanément la silhouette âgée de la seule personne à laquelle son ami pouvait faire référence. « Pip. Ce n’est pas le moment de… »
« Je ne mens pas, d’accord ? » Pip serra le menton et croisa les mains. « Mon père a vraiment la tuberculose. »
Elmer eut le souffle coupé et ses yeux s’écarquillèrent d’incrédulité pendant une seconde avant que ses sourcils ne se froncent et ne se rétrécissent à nouveau.
« M. Willows… est malade ? » Il n’arrivait toujours pas à y croire. « Depuis combien de temps ? »
Pip se retourna et se rassit sur sa chaise ; ses jambes semblaient s’être affaiblies sous le poids de la conversation qu’il tenait.
« Un an », répondit-il avec un soupir, le ton en dessous du murmure.
« Un an ?! » Elmer recula d’un coup, éloignant ses mains de la table à manger en se redressant. « Comment ça, un an ? J’étais encore à Meadbray à cette époque. » Il réalisa soudain que son ami assis en face de lui se frottait la paume de la main sur le front. « Ne me dis pas que tu as gardé le secret ? Bon sang, Pip… »
« C’est de la tuberculose qu’il s’agit ! » Pip s’agita soudain. « Pourquoi parles-tu comme si nous avions le choix ? Ce n’est pas que je ne te fasse pas confiance en tant que meilleur ami, mais comment aurais-je pu être sûr que tu ne ferais pas une erreur dans ton sommeil ou quelque chose comme ça ? Et si une telle information se répand, que penses-tu qu’il se passera lorsque les marchands qui achètent nos orges découvriront que leur fournisseur est porteur d’une telle maladie ? Ce sera la fin. Ce sera notre fin, tu sais ? Nous ne pourrons plus vendre nos produits et nous ne pourrons plus payer notre redevance annuelle à Sir Cedric. Et tu sais comment ça se passe. Pas de redevance annuelle, ou même un petit contretemps, et nous quittons les terres de ce chevalier immonde. »
Il avait raison, Elmer le savait. Les Willows ne sont que des fermiers locataires, ou plutôt des serviteurs, du chevalier, Sir Cedric. Ils l’étaient depuis des années, essayant toujours de respecter leur accord contractuel qui consistait à payer cinq mille mints par an sur les terres agricoles qu’il leur avait données à labourer. Et comme Pip l’avait dit, si l’on découvrait que M. Willows était atteint d’une maladie mortelle, il serait renvoyé sur-le-champ.
Mais tout de même, que pouvait-il faire ? Le genre de travail qu’il exerçait n’était pas quelque chose qu’il pouvait simplement confier à Pip. De plus, le fait que la tuberculose ait dépassé un an signifiait qu’elle était déjà dans sa phase active ; en d’autres termes, elle était pratiquement incurable à ce stade. Essayer de…
Attends ! Elmer se rendit compte d’une chose décourageante.
« Pip », appela-t-il immédiatement. « Tu as dit que cela faisait déjà un an. N’est-ce pas… »
« Oui », répondit Pip en se penchant en arrière. « Il va bientôt mourir. »
Elmer ferma instantanément les yeux, inspira très profondément avant d’expirer et de se rasseoir en face de son ami. M. Willows va mourir… Il sentit une douleur aiguë dans sa poitrine et se surprit à desserrer le nœud de sa cravate.
» Si c’est le cas, alors tu n’essaies pas de gagner une grosse somme d’argent pour son traitement, n’est-ce pas ? » demanda Elmer, le revolver dans la poche gauche de sa veste ayant soudain pris un poids très important.
« Non », répondit Pip avec une bouffée d’air déprimée. « Comme je l’ai dit. C’en sera fini de nous lorsque nous aurons perdu les terres agricoles qu’on nous a données… » Il quitta la table et leva les yeux vers Elmer en prononçant ces mots. « Et nous les perdrons à la mort de mon père. Je l’ai accepté, je n’ai pas d’autre choix. C’est pourquoi je dois gagner assez d’argent pour pouvoir m’occuper de ma mère. Après tout, si nous perdons la ferme, nous perdrons aussi la maison. Elle n’aura plus d’endroit où rester, je ne veux pas qu’elle finisse comme ça. »
» Et avant que tu ne dises quoi que ce soit, j’ai envisagé de reprendre la ferme, mais… Ce n’est pas pratique. J’ai l’impression que Sir Cedric ne me la louerait pas de peur que je sois moi aussi atteinte de tuberculose, puisque la mort de mon père ferait connaître l’existence de sa maladie. Mais même s’il le faisait, je ne veux pas vivre comme un fermier. Je ne veux pas que ma mère vive comme ça. Elle a vécu comme femme de fermier, je ne veux pas qu’elle vive comme mère de fermier ».
Elmer resta sans voix ; son esprit était devenu vide parce qu’il ne savait pas quoi faire exactement à ce moment-là. Son travail n’était pas quelque chose qu’il pouvait permettre à Pip de faire, et la seule alternative était que son ami devienne un Ascendant et un chasseur de primes. Il n’était pas question pour lui de laisser Pip participer à une telle aventure.
Pourtant, il devait dire quelque chose, offrir quelque chose. Et c’est alors qu’il se souvint soudain de l’homme à la peau de bronze qui l’avait employé lors de son premier jour en tant que porteur de rue à Ur. Le docteur, le fils du magistrat d’Ur, Eli Atkinson.
Mais même dans ce souvenir, aucun espoir ne subsistait.
L’homme lui avait expressément dit qu’il serait son interlocuteur lorsqu’il aurait besoin d’un travail, il ne pouvait donc pas simplement se rendre à la maison du magistrat et demander de l’aide. Ce n’était pas du tout envisageable.
Et même s’il le pouvait, que pourrait-il dire exactement ? Mon ami a besoin d’un emploi bien rémunéré, pouvez-vous l’aider ? C’était une tâche impossible à accomplir. Il ne voyait rien de bon en sortir.
Il ne lui restait qu’une seule option.
« Qu’est-ce qu’il y’a ? » Elmer remarqua que le regard de Pip s’était durci et que son visage s’était figé. « Pourquoi penses-tu autant ? Je t’ai juste demandé de m’aider à trouver un travail, puisque tu es déjà si bien loti. Ne sommes-nous pas amis ? Si tu ne peux pas m’aider maintenant, quand est-ce que tu pourras m’aider ?
Elmer se mordit la lèvre inférieure. « Calme-toi, » dit-il. « C’est un peu compliqué. »
« Compliqué ? » Pip se moqua. « Toujours à parler de ‘compliqué’. Vraiment, dis-moi maintenant. Es-tu sérieusement en train de faire quelque chose de différent ? » Le cœur d’Elmer battit la chamade, mais son visage et ses lèvres affaiblis restèrent intacts. Pip gloussa alors. « Tu sais, j’ai entendu parler des chasseurs de primes dans les tavernes après ton départ de Meadbray, et j’ai tout de suite su qu’il était hors de question que tu te prives de faire cela alors que tu dois t’occuper de Mabel. C’est de cela qu’il s’agit ? Tu ne veux pas que je devienne ce que tu es ? »
Même si Pip semblait agacé par son ami, il parlait à voix basse afin que le sujet de leur conversation sur le surnaturel reste un mystère pour Marie qui prenait son petit déjeuner dans les profondeurs de la cuisine.
« Je connais les risques que cela comporte, tu sais ? » poursuivit Pip. « J’ai fait en sorte d’en apprendre le plus possible sur Ur avant de quitter Meadbray. Ce n’est pas grand-chose, mais je connais les bases. Je comprends donc pourquoi tu es réservé avec tout cela ; mais comme je te comprends, tu devrais me comprendre. Je sais que nos cas ne sont pas si semblables. Ton chemin est bien pire que le mien, mais tu devrais pouvoir comprendre où je veux en venir, vu le niveau que tu as atteint. »
« C’est pourquoi j’essaie de t’en éloigner », ajouta Elmer. » Avec une telle position, je suis aussi capable de voir les dangers qui t’attendent sur ce chemin. Je ne peux pas te laisser te mettre dans le pétrin ».
Pip secoua la tête avec obstination. « Je n’ai pas le choix, tu sais ? »
« Tu en as un », argumenta Elmer. « Nous avons tous le choix. Il y a toujours un choix quelque part, il suffit de le chercher. Tu comprends ? Trouvons un bon travail, il n’en manque jamais. »
« Je suis un paysan, espèce d’âne. » Pip rit doucement d’une manière extrêmement dépréciative. « Même les ouvriers semblent avoir la vie dure, et moi, je suis un paysan sans la moindre expérience scolaire. Où vais-je trouver un travail décent et normal qui me permettra de gagner assez d’argent pour améliorer la vie de ma mère ? Les usines ? Je vais devoir me tuer à la tâche pour gagner quelques maigres pence ; je risque même de contracter une maladie mortelle, comme mon père l’a fait d’une manière ou d’une autre. Tu ne le vois pas ? Depuis nos origines, il n’y a pas de chemin sans risque vers le succès. Nous sommes nés paysans, et à moins de faire quelque chose de stupide pour nous améliorer, nous le resterons à jamais. Ce n’est pas comme si tu comptais comme tel plus longtemps. »
Encore une fois, Pip avait tout à fait raison. Et Elmer n’avait pas de mots pour contrer ce que son ami avait dit. Cependant, il ne laisserait pas Pip mettre ses pieds dans ce monde macabre qu’était le surnaturel. Pour l’instant, il n’avait pas l’argent dont son ami avait besoin, et il ne pouvait donc pas lui dire de ne pas s’inquiéter, qu’il s’en occuperait et tout le reste. Il profita donc du silence qui régnait dans la salle à manger après la conversation de Pip pour décider de quelque chose de plus réalisable ; quelque chose qu’il avait déjà envisagé la nuit dernière.
Hochant la tête en accord avec la solution qu’il avait trouvée, il se leva à nouveau et refit le nœud de sa cravate.
« Donnes-moi jusqu’à lundi », dit-il alors que Pip le regardait avec ses yeux bleus devenus quelque peu larmoyants. « Je te trouverai un emploi bien rémunéré d’ici là. »