Chapitre 1335 – Après la Tempête

Traducteur/Checker : Gray

Team : World Novel

Le Grand Fleuve était comme il l’avait toujours été — vaste, onirique et incessant. Son courant entraînait doucement le ketch vers l’avant, comme si la violente tempête n’avait jamais eu lieu. Les sept soleils parcouraient lentement le ciel azur, peint en lilas à l’est et en cramoisi vibrant à l’ouest.

Nephis et Sunny restèrent un moment sans rien faire. Leurs corps, tout comme leurs esprits, étaient encore sous le choc de la terrible bataille contre les éléments déchaînés. La violence envahissante du temps brisé les avait laissés épuisés et fragiles.

Leurs cœurs aussi se sentaient creux.

Sunny resta silencieusement allongé sur le pont en bois, fixant le ciel. Sa tête était vide, pleine de rien d’autre que la sensation d’une douleur sourde qui irradiait son corps meurtri.

C’était bon d’avoir mal. La douleur lui rappelait qu’il était vivant.

Il y avait l’odeur du bois mouillé, le bruit paisible des vagues qui s’échouaient sur la coque du ketch, et la lumière chaleureuse des soleils. Mais surtout, le temps était revenu.

Il n’avait jamais pris conscience de l’importance de la notion de temps avant de faire l’expérience de son absence. Et pourquoi l’aurait-il fait ? En général, les gens ne faisaient pas attention aux choses immuables, les considérant simplement comme allant de soi. Mais il s’avérait que ces choses n’étaient pas aussi absolues lorsque des êtres supérieurs étaient impliqués.

Maintenant qu’ils avaient échappé à la tempête, le flux naturel du temps revenait dans toute sa splendeur. Sa présence fiable était… rassurante. Le temps était à nouveau en paix.

Le temps s’écoulait.

La douleur sourde qui imprégnait son corps finit par s’atténuer. La douleur dans son cœur s’estompa également. De nouvelles sensations prirent place.

La soif, la faim… la prudence, la détermination.

Sunny se sentait encore engourdi, mais son esprit se rétablissait lentement.

Il s’attarda encore un moment, puis se redressa avec un soupir silencieux.

La vue sur le Grand Fleuve autour d’eux était exactement la même qu’avant la tempête… ce qui posait un petit problème.

Quelque temps plus tard, Sunny et Nephis étaient assis à la proue du ketch, regardant avec sobriété plusieurs outils étranges posés sur le pont devant eux. L’un d’eux ressemblait à un astrolabe en bronze, un autre à un sextant et le troisième à une étrange boussole. Tous ces outils leur avaient été offerts par Ananke et étaient destinés à la navigation sur le Grand Fleuve.

Bien sûr, le premier n’était pas vraiment un astrolabe, puisqu’il n’y avait pas d’étoiles dans le Tombeau d’Ariel. Le second pouvait être considéré comme un sextant, mais l’ensemble des principes sur lesquels il était censé fonctionner était totalement différent de celui du monde réel. Le troisième pouvait en effet indiquer une direction, mais entre le passé, le futur, l’aube et le crépuscule au lieu du nord, du sud, de l’est et de l’ouest.

Sunny et Nephis avaient beaucoup appris sur la manière d’utiliser ces outils, mais pas sur leur fonctionnement. Le Grand Fleuve n’était pas une sphère, comme la Terre, et il ne tournait pas autour d’une étoile. Au contraire, sept soleils artificiels tournaient autour du fleuve. Néanmoins, il semblait y avoir une sorte de courbure, qu’aucun d’entre eux ne pouvait expliquer.

C’était un mystère.

Avant, Ananke était leur navigatrice, mais maintenant qu’elle n’était plus là, Sunny et Nephis devaient tracer leur route eux-mêmes.

D’où les expressions sombres.

Nephis soupira.

“Ça n’a pas de sens. D’après ça, nous sommes bien plus en aval que ce que nous étions censés être… des semaines de navigation nous séparent de la Maison du Bas.”

Sunny se gratta l’arrière de la tête.

“Il y avait encore un courant quand nous étions dans la tempête. Bien sûr, c’était sauvage et chaotique… mais l’eau coulait toujours dans une seule direction. Bien plus vite que d’habitude, d’ailleurs. Alors, peut-être que la tempête nous a transportés jusqu’ici.”

Elle fronça les sourcils.

“Mais nous n’avons pas passé des semaines à l’intérieur. Si ?”

Il hésita, ne sachant que dire. Le temps avait été brisé par la tempête, il était donc impossible de dire combien de temps ils avaient lutté contre elle. Cela pouvait être des jours, des heures… ou des mois. Surtout si l’on considère la nature insidieuse du temps gelé dans l’œil du cyclone.

La distance était tout aussi difficile à mesurer. Ils ne devaient pas être très loin de Weave jusqu’au moment où les protections d’Ananke furent rompues. Après cela, Sunny et Nephis avaient tous deux perdu la tête pendant un laps de temps inconnu du Sortilège, perdant toute conscience du monde.

Il grimaça.

“Je n’en ai aucune idée, mais le fait est là. Nous sommes bien plus en aval que prévu. Et alors ? C’est une bonne nouvelle, au fond. Cela signifie que nous sommes déjà à mi-chemin de Grâce Déchue.”

Et de sa sybille, Dusk.

Grâce Déchue se situait dans un passé lointain, pas très loin de la travée du Grand Fleuve qui correspondait au moment où les sybilles étaient entrées dans le Tombeau d’Ariel, au plus fort de la Guerre du Chaos. Un long voyage attendait encore Sunny et Nephis s’ils voulaient atteindre la dernière cité humaine, mais la moitié semblait déjà derrière eux.

C’était d’ailleurs une excellente nouvelle, car le ketch cabossé ne semblait pas en mesure de survivre longtemps aux périls du Grand Fleuve.

Nephis s’attarda un moment, puis acquiesça.

“Tu as raison. Si tout se passe bien, nous pourrons atteindre notre destination dans quelques semaines.”

Son visage s’assombrit.

“Mais quelles sont les chances qu’il en soit ainsi ? Même si cette région du Grand Fleuve devrait être plus sûre que celle d’où nous venons, elle ne l’est pas du tout.”

Sans Ananke, ils n’allaient pas pouvoir masquer aussi efficacement la présence du ketch aux habitants des profondeurs. Des batailles les attendaient, sans aucun doute… et même si les abominations étaient censées être moins puissantes en aval, les risques de tomber sur les Souillés augmentaient.

Sunny regarda le pont en bois sous lui avec une expression compliquée. Le ketch avait beaucoup souffert durant la tempête. Trop, même. Le fait qu’il soit encore en un seul morceau en disait long sur le savoir-faire de la personne qui l’avait construit.

Mais survivrait-il à un affrontement avec une Créature du Cauchemar frénétique ? Et qu’en serait-il d’une autre, et d’une troisième ?

Son visage devint sombre.

…Je ne pense pas que ce sera le cas.

Nephis semblait penser la même chose. Ils étaient tous deux inquiets.

Cependant, ils ne pouvaient rien faire.

Leur seul choix était de prendre la mer et de prier les dieux morts.

Emplis d’une sombre appréhension, Sunny et Nephis se mirent au travail sans tarder.

Ils remirent les deux mâts en place et y fixèrent les voiles. La rame de direction ayant disparu, ils en fabriquèrent une nouvelle à partir des matériaux de réparation stockés dans le Coffre de la Convoitise, et la fixèrent à l’arrière du ketch avec l’aide d’une des Mémoires de Neph, le Façonneur Sombre.

Puis elle prononça les Noms que lui avait enseignés Ananke et invoqua les vents.

Le ketch s’envola à nouveau vers l’aval, coupant les eaux claires avec sa proue.

…Sauf que maintenant, il y avait deux personnes à l’intérieur au lieu de trois.

Le cœur de Sunny se serra.

Le Grand Fleuve scintillait tandis que les sept soleils éclairaient sa vaste étendue. Le temps s’écoula lentement, dans un silence tendu à l’intérieur du bateau. Tandis que Nephis s’efforçait de maintenir l’élan du ketch, Sunny se tenait à la proue et scrutait l’eau, espérant percevoir une attaque potentielle avant qu’il ne soit trop tard.

Cependant, ils n’avaient vu aucune Créature du Cauchemar ce jour-là.

Au lieu de cela… ils virent quelque chose qui figea Sunny et Nephis, paralysés par le choc.

En regardant la silhouette sombre qui apparaissait au loin, flottant sans but sur les vagues, ils ressentirent un étrange sentiment de rejet. Comme si le monde qui les entourait n’était qu’un rêve…

Finalement, Sunny tressaillit et demanda, la voix pleine d’incrédulité :

“Qu’est-ce… qu’est-ce qu’il fait ici ?”