Chapitre 62 – Une Bonne Actrice

Traducteur : _Snow_

Team : World Novel

Ce n’est que lorsque la place devint un peu trop vide qu’ils décidèrent d’en rester là.

Ils avaient encore beaucoup de tracts dans les mains, mais que pouvaient-ils faire de plus si les gens n’étaient plus là pour les recevoir ?

D’une voix fatiguée et en soupirant, Kate avait demandé à sa mère et à Elmer de s’arrêter pour qu’ils puissent eux aussi rentrer chez eux. Elle leur avait dit qu’elle devait à la fois s’entraîner au piano et réviser pour les examens du lendemain, et qu’ils n’avaient donc plus de temps à perdre ici.

Il y avait aussi le problème du vent qui s’était mis à souffler, apportant l’odeur unique et terreuse qui arrivait habituellement sur la terre pour servir d’émissaire à la pluie à venir.

C’est d’ailleurs ce qui gênait le plus Elmer, car il pensait que l’averse n’allait pas tarder à s’abattre sur Ur. Et il semblait que la pluie serait loin d’être légère. Mais il se résolut à faire en sorte de terminer son travail ce soir, même si l’averse arrivait. C’était aujourd’hui qu’il rejoindrait la Voie du Temps, pas un autre jour.

Elmer enroula fermement son bras gauche autour de son sac en papier contenant du matériel de divination, tandis qu’il glissait sa paume sur sa poitrine. Son esprit lui avait silencieusement rappelé l’Emblème des Âmes qui y était gravé alors que le trio composé de lui, Mlle Edna et sa fille Kate quittait le Time Square.

Il avait également oublié de chercher les hanteurs de rêves dont le garçon en salopette lui avait parlé, car ses pensées étaient complètement occupées. Mais maintenant qu’il s’en souvenait, il continuait à regarder autour de lui dans l’espoir de surprendre des vêtements ou des visages bizarres qui indiqueraient la présence de personnes portant un nom de métier aussi absurde.

Mais il n’y avait personne, il ne voyait personne.

 » J’ai dix-sept ans « , Elmer entendit soudain la voix de Kate, et il tourna la tête sur le côté pour la voir faire le même pas que lui avec les prospectus qu’elle tenait serrés entre ses doigts couronnés d’ongles bien taillés. « Et toi ? » demanda-t-elle.

Elmer trouva bizarre la façon abrupte dont elle avait abordé le sujet, mais il décida de ne pas lui refuser ses réponses, car il savait que les dames ne prenaient pas la révélation de leur âge à la légère. Enfin, c’était lui qui considérait que ce que Mme Sally lui avait dit était vrai. Le fait que Kate ait donné son âge signifiait donc qu’il ferait mieux de donner le sien, sinon c’était la guerre.

« Dix-huit ans », répondit Elmer, et il surprit un rapide regard de Kate vers lui, ce qui lui fit baisser les coins de ses lèvres. « Y a-t-il un problème ? » demanda-t-il, sachant qu’il n’y en avait aucun, du fait qu’elle était probablement juste, dans une certaine mesure, envieuse qu’il soit un Ascendant malgré le fait qu’il soit proche de son âge.

« Rien », répondit-elle, sa voix grave tombant presque dans un murmure. « C’est juste un peu bizarre. » Elmer ne dit rien, mais haussa un sourcil à ses paroles.

Elle se tourna vers lui et lui dit : « Comment se fait-il que tu aies le même travail que ma mère si tôt ? Tu es un Ascendant, n’est-ce pas ? Comment as-tu fait à dix-huit ans ? »

Elmer laissa enfin tomber sa paume de sa poitrine, la laissant se balancer langoureusement à côté de lui pendant qu’il marchait.

Je te comprends Kate, mais je pense qu’il serait préférable que je garde mes méthodes pour moi, à la fois pour ton bien et le mien…

Remarquant la réticence d’Elmer, Kate se détourna de lui avec un lourd soupir avant de secouer la tête. « Pourquoi m’attendais-je à recevoir une réponse ? »

Je vous promets que si l’Église a vraiment un moyen de réduire les effets de la transformation en Égaré, alors passer par le collège est de loin préférable, jeune fille… Vous n’avez pas envie qu’un nombre incalculable de petites mains vous frappent l’estomac de l’intérieur, crois-moi… Enfin, espérons que les méthodes de l’Église permettent effectivement d’éliminer ce scénario particulier….

Elmer se pinça les lèvres et se contenta de laisser l’affaire tomber dans l’oubli. Mais pour s’en assurer, il décida de changer de sujet en en abordant un qui le tracassait.

 » As-tu entendu parler des hanteurs de rêves ?  » s’adressa-t-il à Kate, qui le regarda un instant avant de se moquer. La tête d’Elmer s’est retournée vers l’arrière à ce moment-là.

« Tu essaies de changer de sujet, hein ? » Kate frotta les prospectus qu’elle tenait avec ses doigts.

Elmer rit bizarrement. « Pourquoi penses-tu cela ? »

Avoir affaire à des femmes comme elle et sa mère, c’est beaucoup de travail…

 » Tu n’es pas d’Ur, n’est-ce pas ?  » demanda Kate, repoussant la question qu’il avait posée pour exprimer son ignorance face à ses paroles.

Elmer haussa les épaules. « Je ne suis pas d’Ur. Je viens de Meadbray, de la campagne. »

Ils mirent momentanément un peu d’espace entre eux en passant chacun de l’autre côté d’un banc métallique.

« J’espère que ça ne te dérange pas que je te demande ça, c’est juste que les hanteurs de rêves sont populaires à Ur, et comme tu avais l’air de ne pas les connaître, j’ai supposé que tu n’étais pas d’ici », expliqua Kate, mais Elmer n’avait même pas réfléchi trop profondément à son enquête sur son lieu d’origine.

Sa vie en avait été remplie, car son ignorance suintait toujours lorsqu’il se trouvait en compagnie de personnes bien informées. Cependant, il s’y était déjà tellement habitué qu’entendre une telle question était maintenant pour lui aussi équivalent à manger du pain.

« Je ne suis pas vexé », lui dit-il.  » Peux-tu me parler de ces hanteurs de rêves, si cela ne te dérange pas ? « .

« Eh bien, tu n’as pas répondu à ma question et maintenant tu veux que je réponde à la tienne. » Elle se tourna sur le côté et lui lança un regard dur, son épaule se plaçant légèrement sous la sienne. « N’est-ce pas ce que l’on appelle généralement  » Deux poids, deux mesures  » ? »

Le souffle d’Elmer se bloqua un instant lorsque ces mots lui parvinrent aux oreilles, et il faillit s’arrêter de marcher. Il essaya de sourire, mais les bords de ses lèvres se contractèrent, et Kate s’assura de ne pas le manquer.

Elle réduisit l’intensité de son regard après la réaction d’Elmer, puis se détourna de lui et retroussa les lèvres en rayonnant légèrement.

« Je plaisantais », dit Kate, ce qui permit à Elmer d’expirer presque immédiatement.

Il n’avait pas envisagé les choses sous cet angle, le fait de ne pas répondre à sa question, puis de lui en poser une. Mais maintenant qu’il y réfléchit, c’est le genre d’impression que cela lui a donné. Il n’aimait pas se mettre à dos les femmes, il était donc reconnaissant qu’elle ait plaisanté. Cependant, comment se fait-il que ses regards aient été si réalistes ? Il n’y avait eu aucune hésitation sur son visage.

Elle ferait une bonne actrice pensa Elmer.

« Quant aux hanteurs de rêves, » reprit Kate, et Elmer concentra son attention sur l’explication qu’elle donnait, « je ne les ai aperçus qu’un matin, je n’ai donc jamais été dans leurs tentes – honnêtement, je n’ai jamais eu de raison de m’y rendre. Je ne sais pas quelles procédures ils utilisent habituellement ni comment fonctionnent leurs capacités, tout ce que je sais c’est que, comme leur nom l’indique, ils hantent les rêves de quelqu’un pour leurs clients. Je ne sais pas si tu as déjà été dans un cirque… » Elle mit soudain un terme à ses paroles sans qu’aucune interférence extérieure n’intervienne. « Tu as déjà été dans un cirque ? »

Elmer secoua la tête.

Il se demandait pourquoi elle lui posait cette question. Pourtant, il aimerait bien visiter un cirque.

Pip lui avait dit, ainsi qu’à Mabel, lorsqu’ils étaient enfants, que les artistes s’y produisaient avec différentes sortes d’objets. Et aussi que leurs compagnons animaux allaient des éléphants aux lions, en passant par les serpents, les singes et bien d’autres choses encore.

Elmer voulait voir un lion et un éléphant, ainsi que le spectacle phare des cirques, les clowns !

Il voulait y emmener Mabel, qui semblait avoir été si absorbée par le discours de Pip ce jour-là. Mais cela ne serait possible que si elle était éveillée pour profiter du spectacle, donc visiter un cirque devait être la dernière chose à laquelle il pensait maintenant.

Comprenant cela, il chassa instantanément ces pensées.

« Eh bien, tu auras du mal à l’imaginer, alors ». Kate soupira. « Ils sont toujours vêtus de tuniques bicolores. Il peut y avoir du bleu d’un côté et du rouge de l’autre, ou n’importe quelle couleur qu’ils ont envie d’associer. Ils portent aussi des chapeaux pointus avec des cloches au bout. Ils ressemblent à des bouffons, mais en plus sobre. »

Elmer acquiesça malgré la difficulté qu’il avait à les imaginer, car il n’avait jamais vu de bouffon auparavant. Mais d’après la description que Kate avait faite de ces hanteurs de rêves, leur tenue semblait tout à fait comique et attirait l’attention. Il n’aurait pas pu les manquer.

Alors comment se fait-il qu’il n’en ait pas vu un seul ?

« Ils ne sont là que tôt le matin, entre 4 et 7 heures, juste avant que la place ne s’ouvre aux activités et que les policiers qui gardent le périmètre n’arrivent », dit Kate comme si elle avait entendu les pensées d’Elmer, qui acquiesça à nouveau.

« Merci, » lui dit Elmer, « d’avoir répondu à ma question. »

« De rien. » répondit Kate, et Elmer se plongea immédiatement dans ses pensées.

Les hanteurs de rêves semblent installer illégalement des tentes pour les clients, c’est pourquoi ils partent toujours avant l’arrivée des policiers… Si c’est le cas, alors pourquoi l’Église ne fait-elle rien… ? Leur commerce est manifestement surnaturel, et en plus, il est illégal… Les chasseurs de primes ne devraient-ils pas les arrêter et les livrer à l’Eglise pour qu’ils soient punis… ?

Elmer continuait à essayer de trouver une raison pour laquelle l’Eglise laissait les hanteurs de rêves en liberté, mais lorsque Kate et lui arrivèrent devant la place, il n’en avait toujours pas trouvé. Il mit alors un terme à son processus de réflexion.

Des calèches et des voitures à vapeur étaient alignées à l’extérieur – le nombre de calèches étant évidemment supérieur – et devant l’une d’elles se tenait Mlle Edna qui tenait son sac Gladstone par la poignée de ses deux mains d’une manière gracieuse pendant qu’elle les attendait.

Ils l’avaient retardée, supposa Elmer, mais elle n’avait pas l’air fâchée. En fait, c’est lui qui devrait être en colère contre lui-même. Pourquoi avait-il marché et bavardé comme s’il avait le temps ? Il devait mettre la main sur La Torche du Démoniste ce soir, et le fait qu’une pluie diluvienne allait tomber d’un moment à l’autre aurait dû l’inciter à hâter le pas.

Et c’est ce qu’il fit.

Comme si on avait soudainement ajouté à ses jambes une sorte de mécanisme d’amplification, il se précipita vers la calèche devant laquelle Mlle Edna l’attendait, forçant Kate à essayer de le suivre.

« La pluie ne va pas tarder à tomber », dit Mlle Edna dès qu’Elmer et Kate sont arrivés devant elle.  » Tu veux toujours t’y atteler aujourd’hui, M. Elmer ?  »

« Bien sûr », dit Elmer en silence. Ces mots devaient rester dans sa tête, mais ils s’en étaient détachés malgré tout.

« D’accord. Puisque j’ai déjà accepté d’aider, je vais devoir le faire quand même. Allons chez moi. C’est un taxi, la calèche je veux dire, alors n’hésitez pas à vous dégourdir les jambes. » Mlle Edna se retourna et entra dans le carrosse.

Elmer avait une question à poser à Mlle Edna, mais il décida de la laisser en suspens dans sa tête jusqu’à ce qu’il arrive chez elle. Il avait l’impression qu’elle lui donnerait alors une meilleure réponse.

« M. Elmer… » Elmer entendit soudain Kate chuchoter sur un ton moqueur alors qu’il montait dans le véhicule. Il ne put s’empêcher de sourire devant le léger mépris de la demoiselle pour le fait qu’il soit un Ascendant et la connaissance professionnelle de sa mère à un si jeune âge.

Tu t’en remettras avec le temps… Tu as beaucoup d’années devant toi… Il se moqua tandis que le cocher mettait la calèche en route après que Kate soit devenue elle aussi une occupante de la voiture.