6585-chapitre-2181
Chapitre 2181 – Point de Rupture
Traducteur/Checker : Gray
Team : World Novel
Rain était étalée sur le sol, respirant difficilement. Elle était trop fatiguée pour bouger, et n’en avait aucune envie non plus. Un tissu noir recouvrait son visage, ce qui lui permettait d’être un peu dans l’obscurité, au moins… l’éclat impitoyable du ciel incandescent aurait facilement traversé un tissu ordinaire, mais elle utilisait effrontément [En Cas d’Urgence] pour se cacher de la lumière suffocante.
Qui aurait pu imaginer que les nuits glaciales de Ravenheart lui manqueraient un jour ?
Il faisait si chaud.
Et elle était si épuisée. Physiquement, mentalement… émotionnellement.
Le siège du Grand Croisement avait été une terrible affaire. En fait, Rain n’avait pas de mots pour décrire à quel point cela avait été épouvantable, terrifiant, hideux et profondément horrible. Les batailles interminables, les lourdes pertes, les réserves qui s’amenuisaient… la chaleur torturante et omniprésente. Dorénavant, les soldats n’étaient même plus découragés, ils étaient tout simplement engourdis.
Comme si leur capacité à appréhender l’horreur et leur endurance avaient été complètement dépassées.
…C’était un véritable exploit que de dépasser l’endurance mentale de ses compagnons d’armes. Tous avaient surmonté des Cauchemars et bravé les terribles étendues du Royaume des Rêves pour devenir des Éveillés.
Tous sauf elle. Jamais elle n’avait mis les pieds dans un Cauchemar… du moins pas un Cauchemar créé par le Sortilège.
Le cauchemar qu’elle vivait avait été entièrement créé par des mains humaines. Quatre mains en particulier — quatre mains nobles et royales.
Rain était trop fatiguée pour penser au Roi et à la Reine. Elle n’avait pas l’énergie nécessaire pour éprouver du ressentiment. Ses yeux étaient couverts, et même si elle n’avait pas d’essence à dépenser pour des choses frivoles, l’effet passif de [Magnum Opus] était suffisant pour l’empêcher de cuire sous la chaleur.
Elle pouvait rester immobile.
« Rani… »
Rain gémit.
Elle resta immobile quelques instants, puis se redressa lentement. [En Cas d’Urgence] disparut de ses yeux, et l’éclat impitoyable de Godgrave les frappa avec une intensité aveuglante. Elle plissa les yeux en grimaçant, attendant que ses pupilles s’adaptent à la lumière.
Elle avait l’impression que quelqu’un lui enfonçait des clous dans la tête.
Très vite, Rain put apercevoir Tamar, Ray et Fleur — tous les quatre s’étaient étalés sur le sol, presque en tas, après être descendus du mur. Leurs tentes avaient été détruites il y a plusieurs jours lors d’une des batailles, et vu la situation de l’approvisionnement, personne n’allait leur en fournir de nouvelles.
Bien entendu, de nombreuses tentes étaient vides dans le camp de l’Armée du Chant par les temps qui couraient. Trop de soldats étaient morts… mais trouver et récupérer une tente vide demandait beaucoup trop de travail, alors ils dormaient simplement à même le sol.
C’est Ray qui l’avait appelée. Levant la main, il dit d’un air fatigué :
« De l’eau. »
Rain soupira, invoqua la Gourde Verte et la lui tendit.
Après quoi, elle regarda autour d’elle.
L’Armée du Chant avait résisté aux assauts incessants, mais cela ne signifiait pas qu’elle était indemne. Au contraire, la cour de la grande forteresse où l’armée était campée présentait plutôt l’aspect d’un cimetière.
Et les soldats ressemblaient à des cadavres ambulants. Ces derniers temps, il était parfois difficile de les distinguer des pèlerins de la Reine.
Le siège incessant de l’armée avait plongé tout le monde dans l’abrutissement.
Mais…
Les choses avaient subtilement changé depuis quelques jours.
Rain ne pouvait pas vraiment le décrire, mais c’était comme si une tension fiévreuse imprégnait lentement l’air.
Parce que les soldats pouvaient le sentir… que le siège allait bientôt prendre fin.
Aucune raison profonde ne se cachait derrière ce sentiment, aucun calcul approfondi n’avait été fait pour en arriver à une telle conclusion, pourtant, tout le monde était soudainement infecté par cette idée.
La raison en était simple… les gens avaient un point de rupture, et les soldats avaient depuis longtemps atteint le leur. Si la situation était aussi mauvaise dans le camp de l’Armée du Chant, celle de l’ennemi devait l’être encore plus — attaquer une forteresse était bien plus ardu que la défendre, après tout. Rain et ses camarades savaient qu’ils allaient bientôt céder, et ils espéraient donc que l’Armée de l’Épée céderait la première.
Certains espéraient même un miracle, bien qu’il n’y ait pas de miracles bénins dans le monde du Sortilège du Cauchemar. Seuls de terribles présages existaient.
Et il y avait aussi une raison plus concrète.
C’était que les Saints s’étaient impliqués dans les batailles depuis peu.
Auparavant, l’interdiction de la Reine les empêchait de participer à la défense de la forteresse, mais toutes sortes de règles et de limites étaient devenues floues à présent. Par conséquent, les Saints des deux Domaines entraient dans la mêlée de temps en temps, soulageant les soldats Éveillés.
Bien sûr, dès qu’un Saint d’un côté rejoignait la bataille, un Saint de l’autre côté arrivait pour l’empêcher de faire trop de mal.
Mais le Domaine du Chant comptait plus de Saints que l’ennemi, du moins. De plus, Étoile Changeante n’avait pas encore dégainé son épée, limitant sa participation occasionnelle à la guérison des soldats.
Puisque les Saints se battaient, la situation devait être vraiment désespérée.
Ray but quelques gorgées de la Gourde Verte et la tendit à Fleur. Fleur la tendit à Tamar, qui la rendit à Rain.
Une fois que tout le monde fut rassasié, Ray parla d’une voix rauque :
« Il se passe quelque chose, n’est-ce pas ? »
Rain haussa les sourcils.
« Que veux-tu dire au juste ? »
La question était trop large. Il se passait beaucoup de choses, la plupart mauvaises ou carrément terribles.
Le jeune homme regarda dans la direction où se dressait une grande tente roussie qui brillait dans la lumière impitoyable — c’était la tente de commandement de la Septième Légion.
Il dit :
« Personne n’a vu la Princesse Seishan sur le mur aujourd’hui. Elle semble avoir disparu quelque part… quelques hommes l’ont vue partir pendant que nous dormions. Vu sa position, la seule chose qui pourrait la forcer à bouger est un ordre de la Reine. Je parie donc qu’il se trame quelque chose. »
Tamar resta silencieuse un moment, avant de hausser les épaules.
« Même si c’est le cas, ce ne sont pas nos affaires. »
Rain acquiesça.
« Je suis sûre que nous l’apprendrons en temps voulu. »
Ce disant, elle jeta un coup d’œil à son ombre.
À l’insu de tous, l’ombre lui indiqua subtilement qu’elles parleraient ultérieurement.
Elle soupira.
Il y a vraiment quelque chose qui se trame, alors.
Ray, ce type… il avait vraiment l’instinct d’un rat. Il sentait le danger mieux que la plupart des devins employés par l’Armée du Chant.
Au moment où il pensait cela, son visage changea soudain, devenant pâle. Ses yeux s’écarquillèrent.
Un instant plus tard, Rain sentit une ombre profonde se déplacer dans leur direction, et les battements de son cœur se calmèrent.
L’ombre tomba sur leur groupe pitoyable, et elle se retourna pour regarder la personne qui s’approchait d’eux.
Elle cligna alors des yeux.
O-oh ?
Un homme de grande taille se tenait au-dessus d’eux et les regardait d’un air distant. Son beau visage semblait taillé dans la pierre, et ses yeux étaient aussi calmes qu’un lac.
Elle savait de qui il s’agissait, bien sûr… c’était le Saint de Sorrow.
Le père de Tamar.
Ce que Rain ne savait pas, en revanche, c’était ce qu’il faisait ici. Depuis le début de la guerre, il n’avait jamais pris l’initiative de chercher sa fille.
Jusqu’à aujourd’hui.
Tamar semblait aussi surprise que Rain de voir son père. Elle se leva précipitamment et inclina la tête pour le saluer.
« Père. »
Il s’attarda un instant, puis accepta son salut d’un signe de tête.
« Tamar. Laissez-nous parler. »
Elle l’étudia attentivement.
« Vous pouvez parler devant mes amis. »
Il leur jeta un bref coup d’œil, puis soupira.
« …D’accord. C’est mieux ainsi, car ce que je vais te dire les concerne aussi. »
Le Saint de Sorrow s’arrêta un instant, avant de regarder Tamar dans les yeux.
« Quitte la forteresse du Grand Croisement. J’arrangerai un transfert avec Sainte Seishan dès son retour. Ta cohorte sera chargée de monter la garde et d’escorter les caravanes de ravitaillement en provenance du Domaine du Chant. »
La garde…
Cela signifiait qu’ils devraient retourner au camp principal de l’Armée du Chant, puis descendre de Godgrave jusqu’aux Plaines de Rive-Lune… et revenir avec la prochaine caravane de ravitaillement.
Ils n’auraient plus à participer à la défense de la forteresse.
C’était une excellente nouvelle… mais elle fit frissonner Rain.
Ses yeux s’écarquillèrent et elle fixa le Saint de Sorrow, stupéfaite.
Il ne pouvait y avoir qu’une seule raison pour qu’il sacrifie sa dignité pour arranger une telle chose.
C’est qu’il croyait que le Grand Croisement allait tomber, et qu’il voulait s’assurer que sa fille ne périrait pas avec lui.
Pas croyable…
Rain savait que le moral de l’Armée du Chant était au plus bas. Les soldats ne croyaient plus à la victoire — ou plutôt, ils s’en moquaient.
Mais si le Saint de Sorrow, l’un des plus solides champions du Domaine du Chant, faisait une chose pareille…
Cela signifiait que le désespoir avait également contaminé les Saints.
Les choses étaient bien pires que ce que Rain avait prévu. La lèvre inférieure de Tamar tremblait.
Néanmoins, elle contrôla ses émotions et parvint à garder son calme.
Sa voix resta égale :
« Et vous ? »
Le Saint de Sorrow la regarda quelques longs instants.
Il répondit ensuite simplement :
« Je reste. »
Ce disant, il leva la main, se figea une seconde et lui tapota l’épaule d’une manière hésitante.
Sans rien dire d’autre, le Saint de Sorrow se retourna et s’éloigna, son large dos semblant aussi solide qu’une falaise.
Tamar resta plantée là, le regardant partir avec une expression distante.
Rain voulut réconforter son amie, mais à ce moment-là, son ombre lui fit signe de bouger.
Laissant échapper un soupir, Rain fronça les sourcils et se leva.
Elle leva la Gourde Verte.
« Je vais essayer de trouver de l’eau. Vous, reposez-vous. »
Elle laissa sa cohorte derrière elle et se dirigea dans la direction opposée à celle où le Saint de Sorrow était parti.
Lorsqu’il n’y eut plus personne pour l’entendre, elle chuchota :
« Quoi ? »
Son frère répondit à voix basse :
« Seishan retourne à la forteresse. Et elle n’est pas seule… elle escorte un prisonnier. »
Il s’attarda un instant, puis dit :
« Va y jeter un œil. »